Véritable changement ? L’OMS reconnaît l’impact de la dépendance à la technologie au niveau mondial

L’information selon laquelle l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ajouté le « trouble du jeu » à sa liste de maladies connues a fait la une des journaux le mois dernier. Anna Glayzer, spécialiste de la santé, se demande quel sera son impact sur les consommateurs et quelle sera la réaction des entreprises face à cette nouvelle.

L’OMS actualise sa Classification internationale des maladies (CIM) presque tous les dix ans, en ajoutant de nouvelles maladies afin de suivre les tendances, de sensibiliser les professionnels de la santé et d’améliorer l’accès au traitement et à la prévention. En 2018, elle a ajouté le « trouble du jeu » à sa dernière révision, la CIM-11, la définissant comme « une perte de contrôle sur le comportement de jeu ; la priorisation du jeu sur d’autres activités ; la poursuite ou même l’augmentation du temps de jeu, en dépit des effets néfastes ».

Beaucoup de gens s’y retrouveront dans cette définition. On était déjà informé avant la classification de l’OMS du succès addictif du jeu en ligne gratuit Fortnite, qui compte plus de 125 millions de joueurs à travers le monde. Une sorte de panique morale a eu lieu à propos de ce jeu ces derniers mois, avec des histoires d’utilisation compulsive du jeu, et même la nécessité pour certains enfants d’entrer en cure de désintoxication pour traiter leur dépendance.

La dépendance à la technologie n'est pas nouvelle


Les préoccupations relatives à l’utilisation excessive des technologies n’ont rien de nouveau et peuvent être attribuées à l’émergence de la télévision en tant que média dominant. Des études sur l’impact social et éducatif du fait de regarder la télévision remontent aux années 1950 et des craintes de consommation excessive de la télévision se faisaient régulièrement sentir au cours des décennies suivantes. Les niveaux de préoccupation par rapport aux jeux excessifs, ainsi qu’à l’utilisation d’Internet, des ordinateurs et d’autres appareils, ont augmentés depuis des années au sein des professionnels de la santé du monde.

Bien que l’OMS ne l’ait pas encore classée comme une maladie, l’utilisation excessive de la technologie est reconnue et traitée dans certains pays. La Corée du Sud affirme que la dépendance à Internet est la maladie qui frappe le plus les enfants. En Chine, on estime à plus de 26 millions le nombre de dépendants d’Internet. La Chine, Taïwan, l’Inde, Singapour et la Corée du Sud ont tous des centres de traitement de la dépendance à l’Internet, dont plus de 300 rien qu’en Chine. En Europe, une étude commandée par l’agence fédérale allemande des médicaments suggérait que 28 % des enfants de la région sont dépendants de leur smartphone ou le seraient plus tard.

En 2014, une liste des conséquences physiques et sociales potentielles d’une utilisation excessive d’Internet, des ordinateurs, des smartphones et d’autres appareils électroniques a été établie lors d’une réunion d’experts de l’OMS. Parmi les impacts sur la santé physique, on peut noter une sédentarité en hausse (liée au développement de l’obésité), des problèmes de vue et d’audition, des accidents causés par un manque de concentration et des troubles musculo-squelettiques associés à la position assise ou allongée.

Les impacts sur la santé psychosociale sont les suivants : exposition à la cyberintimidation, développement social insuffisant, privation de sommeil, comportement sexuel à risque, comportement agressif ; sans oublier les autres problèmes sociaux et psychologiques tels que le manque de bien-être psychologique, la faible confiance en soi, les problèmes familiaux, la rupture du mariage, la réduction du temps de travail et la baisse des résultats scolaires.

Alors, pourquoi le trouble du jeu se retrouve-t-il sur la liste officielle de l’OMS ? La réponse réside en partie dans le fait qu’elle est plus facile à définir et à mesurer que les autres types de « dépendances comportementales » liées aux technologies, telles que l’addiction d’ordre plus générale à Internet ou aux smartphones. Cela est du aussi en partie aux éléments de preuve concernant le nombre de cas déjà traités. Les enquêtes nationales ont montré des taux de prévalence du trouble du jeu ou de la dépendance de 10 à 15 % chez les jeunes dans plusieurs pays d’Asie et de 1 à 10 % chez leurs homologues dans certains pays occidentaux.

Qu’est-ce qui rend le jeu si addictif ?

Beaucoup d’encre a été dépensée sur le caractère addictif du jeu. Les systèmes de récompenses complexes et soigneusement conçus présents dans les jeux permettent de maintenir les joueurs accros, au même titre que la création de liens solides avec les autres joueurs de la communauté.

Par exemple, dans la plupart des jeux de tir en ligne à la première personne, les joueurs gagnent des récompenses telles que des armes améliorées et des accessoires d’armes, en fonction de leurs performances en jeu et du temps total passé à jouer. En plus d’améliorer les capacités des joueurs, ces récompenses augmentent au fur et à mesure que vous jouez. Plus vous jouez, plus elles sont élevées. Ces récompenses améliorent les capacités des joueurs ainsi que leur classement général public. Souvent, la nature publique et collaborative de ces jeux augmente la pression sur les joueurs et les pousse à jouer régulièrement.

Ce qui est peut-être plus alarmant, c’est que les jeux, applications, plates-formes et appareils en tant que tels sont conçus pour créer une dépendance. et cela nous concerne tous, pas les amateurs de jeu uniquement. Les plates-formes de médias sociaux s’appuient sur la monétisation des données des consommateurs, en suscitant leur attention, en d’autres termes elles sont constamment à la recherche de moyens d’inciter les utilisateurs à cliquer. Le Centre for Humane Technology représente un nombre croissant d’anciens concepteurs de la Silicon Valley qui ont eu des remords au vu de l’impact de leurs œuvres. Ils décrivent la manière dont ils « utilisent des techniques de plus en plus persuasives pour nous maintenir accros. Ils nous indiquent des flux de nouvelles, un contenu et des notifications pilotés par l’IA, apprenant continuellement à multiplier notre addiction à travers notre propre comportement ».


Les éléments accrocheurs peuvent être des fonctions telles que la lecture automatique de la chanson ou de la vidéo suivante, le dépassement du nombre de jours passés avec une application, le geste « tirer pour actualiser » les flux et les points de notification rouges, tous conçus pour vous retenir et garder votre attention.

La solution ?

Les fournisseurs de plates-formes ne comptant pas sur l’attention et la monétisation des données comme cœur de métier peuvent faire avancer les choses en repensant les services afin de protéger les utilisateurs des distractions continues. Dans une certaine mesure, Apple et Google ont commencé à intégrer des éléments tels que les rappels de temps passé à l’écran et des fonctions améliorées « Ne pas déranger » pour permettre aux utilisateurs de mieux gérer leur temps en ligne. Les applications tierces peuvent également aider les consommateurs à limiter l’utilisation continue, tout comme des mesures simples, telles que définir la couleur grise sur votre téléphone pour éviter les notifications de points rouges. Les parents inquiets du fait que leurs enfants jouent à des jeux ou restent en ligne trop longtemps peuvent se servir des applications activant une minuterie pour la famille et sont invités à éteindre le Wi-Fi la nuit et à promouvoir l’idée d’une bonne « hygiène numérique ».

La classification de l’OMS est censée s’appliquer à la petite minorité, cependant, pour ceux qui dédient toute leur vie au jeu, les mesures précédentes sont moins pertinentes. Les interventions thérapeutiques liées aux troubles de l’utilisation excessive d’Internet et des appareils électroniques incluent la thérapie cognitivo comportementale, la thérapie de groupe, la thérapie familiale et la pharmacothérapie (ciblant souvent les affections co-morbides telles que le TDAH, l’anxiété et le trouble de l’humeur).

Certains pays ont adopté des politiques visant à prévenir le développement du trouble du jeu. Entre autres exemples de politiques et de stratégies nationales d’informations figurent la « garde des joueurs » régionale en Thaïlande et la politique du « système de fatigue » en Chine, où les joueurs n’ont plus de points d’expérience après cinq heures de jeu. En ce qui concerne les exemples de politiques et de plans nationaux intégrés, on peut mentionner le programme gouvernemental du Bélarus pour le traitement de la dépendance à Internet et le deuxième plan-cadre de la Corée du Sud pour prévenir l’addiction à Internet.

La classification de l’OMS fera-t-elle bouger les choses ?

La CIM-11 doit encore être approuvée par l’Assemblée mondiale de la Santé en mai 2019. L’édition de juin 2018 s’est sans surprise heurtée aux objections de l’industrie mondiale du jeu vidéo, affirmant que jusqu’à deux milliards de personnes jouent aux jeux vidéo sans que cela leur pose un problème, et que ces jeux présentent des avantages.

Les experts ont débattu sur la question de savoir si l’inclusion du trouble du jeu dans la CIM-11 était prématurée, alors que beaucoup plus de recherches sont à effectuer sur ce qui est encore un domaine si nouveau. Cela vaut la peine de maintenir l’objectif de l’ajouter sur la prochaine liste. Selon l’OMS : « L’intention d’inclure une nouvelle maladie dans la CIM-11 vise à susciter davantage d’attention de la part des professionnels de la santé sur les risques de développement de cette maladie et, par conséquent, sur les mesures de prévention et de traitement adéquates ». Elle a également affirmé que l’inclusion dans la CIM aboutira à un meilleur accès au traitement.

Malgré les objections de l’industrie du jeu et en dépit du fait que le trouble du jeu n’affecte qu’une très petite minorité, les témoignages à travers le monde suggèrent que les gens souffrent de cette maladie et que les jeux sont en plein essor partout dans le monde, de nombreux le seront probablement à l’avenir. Plus de recherches, de compréhension et d’accès au traitement sont nécessaires, de même que l’élaboration de politiques efficaces et basées sur les faits. Tout ce qui contribuerait à générer cela est bienvenu.

Au fur et à mesure que les nouvelles technologies deviennent une partie intégrante de la vie des utilisateurs et que leurs impacts commencent à devenir manifestes, les consommateurs, les entreprises et les décideurs doivent se montrer prêts et en mesure de réagir.